« L’objet, c’est la poétique » – Braque
Le rapport de l’homme à l’objet n’est du tout seulement de possession ou d’usage.
Non, ce serait trop simple.
C’est bien pire.
Les objets sont en dehors de l’âme, bien sûr; pourtant, ils sont aussi notre plomb dans la tête.
Il s’agit d’un rapport à l’accusation.
L’homme est un drôle de corps, qui n’a pas son centre de gravité en lui-même.
Notre âme est transitive.
Il lui faut un objet, qui l’affecte, comme son complément direct, aussitôt.
Il s’agit du rapport le plus grave (non du tout de l’avoir, mais de l’être).
L’artiste, plus que tout autre homme, en reçoit la charge, accuse le coup.
Par bonheur, pourtant, qu’est-ce l’être ? Il n’y a de des façons d’être, successives.
Il en est autant que d’objets.
Autant que de battements de paupières.
D’autant que, devenant notre régime, un objet nous concerne, notre regard aussi l’a cerné, le discerne. Il s’agit, dieux merci, d’une « discrétion » réciproque;
Et l’artiste aussitôt touche au but.
Oui, seul l’artiste, alors, sait s’y prendre.
Il cesse de regarder, tire au but.
La vérité se r’envole indemne.
La métamorphose a eu lieu.
Ne serions-nous qu’un corps, sans doute serions-nous en équilibre avec la nature.
Mais notre âme est du même coté que nous dans la balance ?
Lourde ou légère, je ne sais.
Mémoire, imagination, affects immédiats, l’alourdissent; toutefois nous avons la parole (ou quelque autre moyen d’expression) : chaque mot que nous prononçons nous allège.
Dans l’écriture il passe même de l’autre coté.
Lourds ou légers je ne sais, nous avons besoin d’un contre-poids.
L’homme n’est qu’un lourd vaisseau, un lourd oiseau, - sur l’abîme.
Nous l’éprouvons.
Chaque « battibaleno » nous le confirme.
Nous battons du regard comme l’oiseau de l’aile pour nous maintenir.
Tantôt au sommet de la vague, et tantôt croyant nous abîmer.
Eternels vagabonds, du moins tant que nous sommes en vie.
Mais le monde est peuplé d’objets.
Sur les rivages, leur foule infinie, leur collection nous apparaît, certes, plutôt indistincte et floue.
Pourtant, cela suffit à nous rassurer.
Car, nous l’éprouvons aussi, chacun d’eux à notre gré, tour à tour, peut devenir notre point d’amarrage, la borne où nous appuyer.
Il suffit qu’il fasse je poids.
Plutôt que de notre regard, c’est alors l’affaire de notre main, - qu’elle sache filer la manœuvre.
Il suffit, dis-je, qu’il fasse le poids.
La plupart ne font pas le poids.
L’homme, le plus souvent, n’étreint que ses émanations, ses semblables.
Tels sont les objets subjectifs.
Il ne fait que valser avec eux, chantant tous la même chanson ; - puis s’envole avec eux ou s’abîme.
Il nous faut donc choisir de objets véritables, objectant indéfiniment à nos désirs.
Des objets que nous rechoisissions chaque jour – et non comme notre décor, notre cadre; plutôt comme nos spectateurs, nos juges ; pour n’en être, bien sûr, ni les danseurs, ni les pitres!
- Enfin, notre secret conseil.
Et ainsi composer notre temple domestique :
Chacun de nous, tant que nous sommes, connaît bien, je suppose, sa beauté.
Elle se tient au centre, jamais atteinte.
Tout en ordre autour d’elle.
Elle, intacte.
Fontaine de notre patio.
Francis Ponge.
22 – II – 62
Texte pour l’exposition :
ANTAGONISME 2
L’OBJET
Musée des Arts Décoratifs
Palais du Louvre – Pavillon de Marsan
MARS 1962